Les frères Tourteaux ! Ils n’ont pas changé. Ils ne changeront pas. Ils seront toujours ces «fous de cuisine», classés à part dans la galaxie de la restauration niçoise. En 2018 ils ont fait de Flaveur, dix ans après son ouverture, le seul deux étoiles de la ville. Signes distinctifs : quête permanente du produit, de l’origine, du meilleur accord, du plaisir et de l’émotion… Ce n’est pas en restant les deux pieds dans la même cuisine que Gaël et Mickaël ont forgé leur signature. Curieux de cultures, d’écoles ou de tendances, ils sont toujours prêts à s’envoler pour tester des saveurs nouvelles et s’imprégner d’une avant-garde. Et aux fourneaux, car ils y sont bel et bien, quel engagement !
Il y avait trop longtemps que je n’avais pas poussé leur porte et je me demandais jusqu’où ils avaient porté leur créativité. Que faisaient-ils des plus proches terroirs, des collines niçoises, de celles du Piémont et de Ligurie, de leur Méditerranée et autres mondes ? En ce début d’année, j’ai retrouvé ces orfèvres toujours aussi passionnants dans leurs explorations. On ne parle pas d’entrées mais de notes délicates puisées dans leur «Terroir Maralpin». Bonite, gomasio (brocoli et sésame), truite de Remi Callonico (Les Clues du Cians à Rigaud, en haut-pays niçois), paprika et saké. Secca d’Entrevaux, curcuma, coriandre, ratte, sardine et quino, boudin noir, combawa et lard di Colonnata… l’accumulation n’est qu’apparente, on navigue en eaux libres et tout est sous contrôle.
On croit connaître la Riviera ou la Baie de Nice et pour les réinventer voici d’autres horizons, excitants, insolites. Calamars des profondeurs et caviar Bari, pétoncle d’Adriatique, risotto carnaroli, citron confit, chardonnay. Le homard de Méditerranée, sauce béarnaise poussée au Tio Pépé, grand vinaigre de vin de Xérès, beurre des crustacés, gingembre, citronnelle, christophine, fleur de basilic et fleur de concombre. Et toujours la pêche niçoise de Steve Molinari, pour assembler livèche, fenouil sauvage, navet de Bellet, moules de Camargue, vadouvan de Pondichery.
Saveurs, couleurs et senteurs, finesse, fondant, liens et textures, notes herbacées ou torréfiées, sel au naturel… les menus semblent avoir vécu mille aventures et revenir d’expéditions lointaines. Bien sûr, l’affaire est complexe et le palais ne retient pas tous les détails mais on s’enthousiasme pour la délicatesse et l’infinie précision de chaque bouchée.
C’est çà le talent et le style des frères Tourteaux. Cuisiner d’abord, encore et toujours, esquisser, peindre, retoucher et s’engager peut-être plus que d’autres, parfois même à contre-courant. Imaginer un Nice-Piémont inattendu, pastrami de joue de bœuf, oxalys pourpre, poivre sauvage, ricotta et olive taggiasche. Jouer de toutes les nuances d’un dessert Caraïbes, ananas pain de sucre rôti façon suzette au vieux rhum de Martinique, gingembre, coriandre, tapioca, banane verte, vanille de Tahiti, glace chocolat blanc. Imaginer le «sucrépices» multisensoriel d’un pan masala indien, proposé en final (citron vert, thé matcha, mangue, macis, yaourt grec, datte, nougatine, argan, huile d’olive…). Sans oublier le jeu sans grandiloquence des accords mets-vins. Champagne brut nature Les Murgiers (Francis Boulard et fille), Pouilly Fumé du Domaine Jonathan Didier-Pabiot, Coteaux du Verdon du Domaine Myrko Tépus, Petit Chablis Moreau-Naudet, Côtes du Rhône rouge «Paul» du Domaine Saladin…
Flaveur nous rappelle qu’une table prétendant à l’excellence, non à la performance, doit rassurer autant qu’émerveiller. Cette perfection fragile, propre à la gastronomie, Gaël et Mickaël Tourteaux en connaissent l’enjeu et les fans de Flaveur aussi. Leur cuisine de l’instant à prix étoilés est aussi celle du temps long et on aimerait parfois le raccourcir. Mais on regrette surtout qu’ils n’aient pas encore trouvé un lieu plus conforme à leur talent que leur restaurant-vitrine au décor inchangé. Retard avoué est à moitié pardonné et l’essentiel est sauf. A Nice, où la bistronomie occupe le terrrain, Flaveur ne change rien à son engagement et à sa précieuse créativité. Et c’est ainsi que les frères Tourteaux restent les meilleurs.
Flaveur, 25 rue Gubernatis, Nice. Tel. 04 93 62 53 95. Menus 160€ (à déjeuner), 190, 225 et 265 €. Fermé dimanche et lundi.