La disparition de Michel Guérard, à l’âge de 91 ans, dans la nuit de dimanche à lundi, est bien sûr une lourde perte et une douloureuse nouvelle pour le monde de la gastronomie, autant qu’elle est porteuse de souvenirs heureux et de moments essentiels. Guérard, grand cuisinier au coeur d’un grand métier, sera longtemps dans nos mémoires.
En 1965, il achète un bistrot à Asnières et l’appelle Le Pot-au-Feu. C’est comme se rendre au bout du monde. La « nouvelle cuisine » dont il sera l’un des fondateurs et la cuisine minceur qu’il incarne toujours ne sont pas encore d’actualité. Guérard, qui n’a alors que le titre (si important) de meilleur apprenti de Paris, fait simple et bon mais ne gagne pas sa vie dans ce faubourg anonyme.
Bien conseillé et même sauvé par Jean Delaveyne, son ami et mentor, Meilleur Ouvrier de France, il change radicalement de cap et fait «sa» cuisine. Il invente, innove, allège. Libre, visionnaire, parfois iconoclaste, il bouscule les dogmes et l’ennui culinaire des années soixante et incarne avec quelques chefs de renom – Chapel, Senderens, Vergé, Pierre et Jean Troisgros…. – l’impertinence, la maîtrise et une époque de révolutions en cuisine toujours inégalée.
Puis ce sera l’autre vie et la rencontre avec son épouse Christine, en 1972. Le versant décisif de sa longue route étoilée. Les Prés d’Eugénie, fleuron des Thermes du Soleil. Les Landes magiques et, en 1977, les trois macarons décernés par le Guide Michelin et jamais remis en cause pendant quarante-sept ans. L’aventure de cet acteur élégant et plein d’humour est un grand roman français.
Fils d’éleveur et artisan boucher, petit gars de la campagne normande identifié plus tard au sud-ouest et à ses chères Landes, sa deuxième patrie, Michel Guérard nous laisse le souvenir d’un chercheur intuitif et malicieux. Il a rapproché la gastronomie et la santé, la technique et le rêve. Curieux du monde, il a régné depuis ses terres bien ordonnées d’Eugénie-les-Bains, entre ses tables emblématiques, Les Prés d’Eugénie dont il venait de fêter les 50 ans et La Ferme aux Grives, son théâtre gourmand au coeur du terroir landais.
Chef et aubergiste, communiquant et formateur, Michel Guérard incarne une gastronomie française ouverte et cultivée, riche de plats signatures vécus comme autant d’émotions. La vérité du produit, le labeur et le talent, l’accord du bien manger et du bien-être, la conviction que changement et légèreté sont fondamentaux et qu’aucun immobilisme ne se justifie… Cette cuisine heureuse a gardé la ligne et son marchand de bonheur, entré dans la légende, mérite bien le paradis.