A Marseille, l’événement gastronomique du début d’année ne se situe pas au centre ville où s’exprime une bistronomie épatante de vitalité, ni dans la gastronomie trois étoiles affirmée par Gérald Passedat (Le Petit Nice), Alexandre Mazzia («AM») et – comment ne pas inclure Cassis – Dimitri Droisneau à La Villa Madie. C’est au Sofitel Marseille Vieux Port que se tient l’actualité avec l’arrivée d’un nouveau chef exécutif à la tête des trois tables de l’hôtel, dont le restaurant gastronomique Les Trois Forts où Alexandre Auger vient de succéder à Dominique Frérard.
Ce passage de témoin est sans doute dans l’ordre des choses. Une génération s’efface, une autre arrive aux commandes, quoi de plus naturel dans une ville où la restauration rajeunit de tous bords depuis 2013 et l’entrée de Marseille dans le cercle des Capitales Européennes de la Culture. L’emblématique et panoramique Sofitel Vieux Port était aux premières loges mais sa gastronomie laissait toujours insensible le guide Michelin. Un vrai regret pour Dominique Frérard, parti fin décembre après quarante cinq ans de métier dont vingt-huit au Sofitel.
Alexandre Auger rejoint cet hôtel de lumière avec une belle expérience «palace» (dix ans aux côtés de Yannick Alléno au Meurice). Il a dirigé la brigade du Sofitel Faubourg à Paris et a approfondi ces trois dernières années la cuisine méditerranéenne aux Roches Blanches à Cassis. Il est prêt pour affronter le sud.
Le dîner Découverte proposé aux Trois Forts en avant-première donnait, mi janvier, un aperçu de sa maîtrise. Subtil et percutant dès les amuse-bouche (panisse « comme à l’Estaque », aïoli et poutargue de Martigues, tartelette croustillante à la chair de crabe bleu de Méditerranée, sabayon aux zestes de citron vert, escabèche de maquereau brûlé à la flamme), légérissime entrée promise à un avenir «signature» (gambero rosso en ceviche, lèche de tigre aux agrumes et combawa, betterave chioggia et grenade), vérité terrienne d’un médaillon de veau rôti au thym, gnocchis à la truffe noire, pleurotes bio de Marseille, épinards et jus corsé, enfin un brownie chocolat-noisettes “trop gourmand”, mousse au chocolat amer, ail noir confit et quenelle glacée aux grains de vanille. L’esquisse de sa prochaine carte avait belle allure, escortée par les accords mets-vins de Christian Scalisi, éloquent maître sommelier de l’Union de la Sommellerie Française : champagnes Laurent-Perrier, dont un séduisant Brut millésime 2012 sur le gambero rosso, un Château Phélan Ségur, Saint Estèphe 2015 et la cuvée Coin caché 2020 du Mas de la Dame en Baux de Provence.
Clarté et délicatesse, valorisation du produit, compréhension d’une culture méditerranéenne plus complexe qu’on ne le pense, notes gourmandes ou relecture des classiques, la cuisine d’Alexandre Auger, assurément étoilable, a toute sa place sur la carte du Marseille gourmand. Elle promet en tous cas au Sofitel dirigé par Vincent Gaymard, gastronome et fin connaisseur de sa ville, une succession rassurante dans un contexte économique incertain.
Pour sa part, Dominique Frérard lègue une maison en bon ordre et entame son «après Sofitel» avec sérénité. On parie que ce fidèle qui n’a jamais compté ses heures aux Trois Forts, ne va pas s’ennuyer un instant, formateur de générations de chefs, engagé dans l’action caritative (Les Cuistots du cœur), dans son restaurant Olivadors à Miramas et dans l’ouverture prochaine d’un restaurant kasher sur le Vieux-Port. Il faut saluer ce maître cuisinier de France natif des Ardennes, devenu avocat de la Provence. A Marseille, il a incarné une gastronomie de haute tenue quand les bonnes tables y étaient encore rares. Il a maintenu le cap et a défié toutes les modes, talent au long cours qu’une étoile aurait légitimement récompensé. N’en déplaise au guide Michelin, attendu sans excès d’impatience au septième étage des Trois Forts.