Existe-t-il encore un distrait incurable ou un martien tombé des étoiles qui n’ait pas entendu parler de La Merenda (1)? Sérieusement, on en doute. Cette table défie le temps, son histoire a couru le monde et on se demande même s’il est bien raisonnable d’écrire à nouveau sur le bouchon magique du Vieux Nice. Mais qu’importe les redites et l’excès de compliments, il faut toujours redécouvrir cette adresse pour oublier les autres, s’abstraire un instant de la bistronomie, du bio, de l’éphémère et recentrer son appétit sur ce bonheur simple.
S’il y a une table où il fait bon se blottir, comme une récréation dans une époque où tout change, c’est bien celle-ci. La Merenda d’hier, d’aujourd’hui et de demain, créée en 1966 et tenue pendant trente ans par Christiane et Jean Giusti, reprise en 1996 par Dominique Le Stanc. Alors chef 2 étoiles au Chantecler, la table gastronomique de l’hôtel Negresco, et client fidèle de l’estaminet, il leur avait fait la promesse de reprendre l’affaire. Et aucune autre.
Bijoutiers reconvertis dans la restauration, les Giusti excellaient dans la cuisine familiale, connus pour leur accueil «nature» et leur humour breveté pur nissart. Ces authentiques avaient une idée toute personnelle du confort du client et du temps qu’il devait passer à table. Vingt quatre tabourets de bois pour convaincre souffreteux et bien portants de ne pas s’éterniser après les tripes ou le stockfish… Les tabourets sont toujours là mais l’atmosphère est plus feutrée et on prend son temps dans ce lieu d’art aux murs imagés (César, Matisse, Arman, Sosno, Wilhelm Schlote…) et aux assiettes griffées Erick Ifergan.
Dominique Le Stanc le sait, La Merenda c’est l’art du simple, le terroir élémentaire, l’adresse maternelle et protectrice, un album à colorier pour gourmands de tous pays. On y croque le soleil du marché Saleya tout proche où il a ses producteurs fidèles et où il puise son équilibre. Pissaladière à la tiédeur exacte, jamais brûlante, croquant délicat de la «tarte de Menton» (sans anchois), beignets de fleur de courgettes légérissimes, petits farcis et mesclun, ragout tomaté du stockfish sans la rudesse d’antan, daube ou tripes de veau et panisses moelleuses, iconique tourte de blettes sucrée avec pignons et raisins secs, brandade de morue du vendredi, tarte au citron du pays (mais pas à l’année)… Enfin le saladier en bois d’olivier, patiné et parfumé aux gousses d’ail depuis plus de quarante ans, où plongent les pâtes exceptionnelles de la Maison Barale et où le pistou fond en douceur. Le geste assuré, la prise verticale, le vert tendre du pistou… quelques secrets parmi d’autres de cette adresse où jamais ne s’égarent ceviches, tapas ou tiramisu…
En 1996, le choix de Dominique Le Stanc, formé à L’Hostellerie du Cerf et l’Auberge de l’Ill, passé chez Chapel, Lenôtre, Senderens, étoilé à Monaco et à Eze Village (Château Eza), avait fait sensation. Se retirer de la piste aux étoiles et passer du palace au bouchon semblait une voie sans issue pour les experts en gastronomie. La dernière station avant les oubliettes. A ces chers conseilleurs, Dominique Le Stanc répondit «enfin je vais pouvoir cuisiner !». Autrement dit, enfin libre !
Je me suis parfois demandé comment il pouvait réaliser depuis si longtemps dans ce «coin cuisine» aux carreaux de terre cuite, les mêmes recettes avec les mêmes produits et selon le même terroir sans éviter la routine. Il me confia un jour que l’important n’était pas tant de multiplier les créations et les figures de style que de polir son ouvrage quotidien et d’accomplir le geste parfait. Danièle à ses côtés, secondé par Ariel et Ismaël, Dominique cuisine à sa main, traduit la culture nissart sans la “revisiter” et n’a jamais changé de cap.
La Merenda est ainsi une table de chevet, non un monument à visiter. Partout de nouvelles adresses surgissent, témoignant de l’effervescence niçoise et d’une génération qui bouscule à bon droit les anciennes. Mais celle-ci est hors concours. Historique et non préhistorique, tenue par un cuisinier artisan au fin profil, non par une mamma venue du fond des âges, elle porte haut le terroir niçois, cet indémodable.
Qu’en sera-t-il demain quand l’aubergiste aux yeux bleus et au parler calme aura fait le tour de la question ou se lassera de trop de clients biberonnés aux réseaux sociaux ? Un cuisinier mystère, aussi passionné que lui, est peut-être tapi dans l’ombre, promettant à son tour de reprendre l’affaire. Mais l’heure n’est pas venue. Aux heures d’ouverture, posée au bord du trottoir, la bicyclette-mascotte – sa copie, car l’original a été volé – signale au passant que La Merenda est à l’ouvrage et régale habitués et nouveaux clients, toujours plus nombreux. L’aventure continue.
(1) La merenda signifie le casse-croûte en niçois.
La Merenda, 4 rue Raoul Bosio, Nice. Environ 35/50 €. Ouvert de lundi à vendredi, midi et soir. Ni téléphone, ni carte de crédit, chèques acceptés. Réservations facebook, instagram, google… Ou réserver sur place.