La Flibuste de Roger Martins vit au rythme des saisons. Les siennes, présentées au fil des années comme autant d’opus gastronomiques. La première révéla Eugénie Béziat, sa maîtrise, ses audaces et son étoile Michelin apportée en 2020, avant de partir au Ritz Paris comme cheffe de L’Espadon. La saison II fut celle de Nicolas Thomas, sensibilité musicale et créativité entraperçues l’an dernier avant son départ pour la Bourgogne. La saison III à peine entamée, le critique cauchemardait à l’avance sur une nouvelle séquence de Tournez manège en cuisine. Mais une bonne fée veillait sur La Flibuste…
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Roger Martins, son propriétaire, n’a pas renoncé au pari gastronomique engagé avec panache il y a sept ans. Il est même plus que jamais d’actualité depuis l’arrivée d’Anne Legrand et Clio Modaffari en cours d’hiver. Anne la lilloise et Clio native de Gênes se sont rencontrées à Paris au Trianon Palace, elles ont progressé auprès d’Hélène Darroze, Christophe Pelé (Le Clarence), William Ledeuil, David Toutain… avant d’étoiler L’Innocence comme elles avaient enchanté La Belle Étoile à Niort en 2017 et reçu le prix Jeunes Talents Gault & Millau. Elles comptent désormais dans l’actuelle embellie des femmes en cuisine au meilleur niveau. Adeline Grattard, Julia Sedefdjian, Stéphanie Le Quellec, Virginie Basselot, Mélanie Serre, Amandine Chaignot, Kelly Rangama… Un parcours déjà bien rempli, une énergie et une fraîcheur intactes, l’envie de sud et les voici à «Marina». Excellente nouvelle.
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N’attendez pas une gastronomie sous verre ou faussement moderniste. Elles ont banni par exemple cette baliverne, «revisiter» le produit ou quelque recette d’antan, et cuisinent à l’envie, d’un quatre mains limpide. Terrien, végétal ou marin, chaque plat est un instant délicat, posé avec assurance. Une gourmandise pas un courant d’air. Parmi les premières notes, les algues nori, œufs de truite fumés et tahin (crème de sésame). De l’esprit, une justesse d’accords (le pagre, condimenté gingembre-curcuma, crème aigrelette, fleur de sureau et huile de céleri)… tout est à sa place, subtil, lisible. L’asperge blanche de Mallemort est rôtie, étuvée dans son eau de végétation, vinaigrette miel-noisette, crémeux de pecorino toscan. Les spaghetti invitent poutargue, condiment orange, beurre blanc au pollen. Une légèreté méditerranéenne.
Le chapon embeurré, huile de vadouvan et jus de roche, apporte vivacité et douceur épicée et puis il y a ce péché, véniel bien sûr, qui remet les priorités en ordre dans cet univers de luxe et de plaisance. La selle d’agneau rôtie entière qu’on n’oubliera pas de si tôt avec un pesto de blette et amandes, huile de tandoori, brocoletti, jus rôti… et en deuxième assiette le rognon cuit dans son gras, filet mignon et panoufle grillée. Poétique et gourmandise.
Il en sera ainsi jusqu’aux desserts dont la fluidité est traitée avec le même sérieux, la fraise avec meringue camomille, crème glacée coriandre et mousse de lait d’amande, enfin un chou très «chou», insert praliné, riz au lait et crème au foin.
Cette gastronomie sensible repose sur un lien fort avec les producteurs (pêche de Loïc Gourlaouen à Golfe-Juan, volailles de Terre de Toine à Pierlas, légumes bio de la Ferme des Grenouilles à Villeneuve-Loubet, asperges de Didier Ferrein à Mallemort…) et une maîtrise de l’instant et du marché quotidien qui bouscule les heures en cuisine et explique l’absence de carte ou de menus écrits.
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Je n’ai pourtant pas une adoration illimitée pour les «menus surprise». Découvrir, choisir, oui mais pas me livrer à l’aveugle, cobaye parfois aux ordres d’un aventurier à la peine sur le produit, l’origine et la saison. A La Flibuste, j’ai revu ce préjugé. En quatre menus, deux au déjeuner, deux le soir, rien n’est figé. Un «qui nous aime nous suive» compris par les plus avisés, la peur de l’inconnu, peut-être, pour certains. Mais Roger Martins peut se rassurer, les «retours clients» s’enflamment pour cette libre expression qui devrait être récompensée, dit-on, par un prochain vote régional.
Il y a donc une troisième saison, passionnante, au pied des pyramides. Dans la salle élégante, fresque et lustre à l’or fin et grandes baies vitrées, on demande simplement une pause avant d’imaginer la prochaine. Clio Modaffari et Anne Legrand n’ont pas signé pour la vie mais dans cet univers unique et longtemps indifférent à la gastronomie qu’est Marina Baie des Anges, on aimerait voir s’épanouir longtemps leur cuisine d’atelier. La Côte d’Azur commence à la découvrir, elle mérite incontestablement l’étoile et pour ma part c’est un coup de cœur.
La Flibuste, Port Marina Baie des Anges, Villeneuve-Loubet. Tel/ 04 93 20 59 02. www.restaurantlaflibuste.fr/ Menus 65 € et 105 € à déjeuner, 85 et 125 € au dîner. Fermé dimanche et lundi.